Chers résistants, chères résistantes, chers soutiens.

À une époque où tout le monde fait des selfies sur Instagram, quand on veut avoir l’air chic, il est bon de citer Thucydide.

L’Amérique en a décidé ainsi, ni l’Ukraine ni l’Union européenne ne participeront aux discussions qui présideront au destin de l’Ukraine.

Cette situation peut évoluer, car Emmanuel Macron et quelques autres chefs d’État autour de lui protestent. Mais le message est clair : l’Europe ne compte plus assez pour être respectée. Alors autant l’humilier un bon coup.

« C’est du Trump pur sucre, diront certains. Il n’y a que lui pour se comporter en mufle fier de l’être. Aller contre l’esprit des institutions internationales pour choquer, c’est sa patte, un trait personnel. »

Mais j’ai bien peur que ce qui se joue devant nos yeux indignés soit bien plus grave que ne pensent ceux qui s’arrêtent à l’analyse psychologique à charge du président américain.

Car, apparemment, voici venu, pour nous, le temps de subir l’ordre mélien. On le connaissait bien, cet ordre, car nous l’avons imposé à bien des peuples à l’époque où nous étions à l’apogée de notre puissance. L’heure est venue, pour nous, de le subir à notre tour. Et, quand on voit avec quelle arrogance nous donnons encore des leçons de morale au monde entier, force est de constater que nous n’y sommes pas préparés.

Ce terme, ordre mélien, vient d’un dialogue (le dialogue mélien) qui eut lieu entre les émissaires qu’Athènes avait envoyés sur Milos (ou Mélos) et les autorités de cette île dorienne. Milos était restée neutre dans la guerre du Péloponnèse qui opposait la Ligue de Délos, menée par Athènes, à Sparte, au Vᵉ siècle avant JC. Mais Athènes voulait tout de même la soumettre.

Milos était faible militairement. Mais peuplée de citoyens pour qui le droit et la morale étaient au-dessus de tout. Et c’est au nom de ce droit et de ces valeurs qu’elle refusa de se soumettre. N’ayant jamais provoqué la puissance athénienne, ni enfreint le moins du monde les règles de la diplomatie internationale alors en vigueur, l’île se savait dans son droit.

Athènes, bien plus forte, s’en moquait. Ses émissaires répliquèrent que les relations internationales n’étaient pas guidées par la morale, mais par la loi du plus fort. Ils rappelèrent à la fière insoumise (on ne disait pas LFI à l’époque) qu’entre nations, le droit ne s’appliquait qu’entre égaux, mais ne contraignait certainement pas le dominant face au dominé.

Cette divergence de vue se termina par la prise de l’île par Athènes, le massacre de ses hommes et la mise en esclavage de ses femmes et de ses enfants.

Mais ne paniquons pas. Nous qui sommes déjà terrifiés à l’idée que les punaises de lit pourraient revenir hanter nos nuits, nous ne risquons pas un sort aussi terrible.

Mais cet ordre mélien, réécrit plus tard par Thucydide, fut longtemps considéré comme un cas d’école des relations internationales. Ses enseignements furent la règle pour des siècles. Des millénaires, même. Il est d’ailleurs toujours étudié dans les écoles militaires et quelques rares autres universités occidentales suffisamment arriérées pour imaginer que le principal danger de notre monde n’est pas le mâle blanc quinquagénaire hétérosexuel.

Mais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de Milos, c’est un peu comme Voldemort. Notre époque, pensant l’avoir terrassée à coups de casques bleus, de cours pénales internationales, de conseils de sécurité de l’ONU et d’accords de Paris, ne prononçait plus son nom. De peur, peut-être, de le faire revenir… ou, plus probablement, de se faire traiter de boomer.

Sûrs de notre droit à la justice internationale et aux libertés individuelles, nous avons fait mine de l’oublier. Élevés dans la lumière de la justice, de l’équité, bientôt rejointes par une conscience climatique salutaire, nous nous sommes mis à croire que le monde avait bâti un système qui ferait, par la seule justesse de ses valeurs humanistes, reculer chaque année un peu plus l’obscurantisme qui avait régné si longtemps sur notre terre.

Bien sûr, quelques dangereux réactionnaires prétendaient que le mal n’avait pas disparu. Qu’il était juste tapi dans l’ombre. Que si on attrapait, pour une fois dans l’histoire, les bourreaux de peuples entiers, pour les juger et les emprisonner, cela ne concernait que les dictateurs déchus de petits pays. Alors que les méchants de pays plus grands ou disposant d’alliés puissants continuaient à régner ou mourraient tranquillement dans leur lit, eux.

Mais on ne voulait pas les entendre. On préférait croire que les indéniables évolutions positives n’étaient qu’un début et que bientôt, on pourrait lutter, un peu partout dans le monde, contre toute sorte de discriminations. Et imposer cela aux plus grandes nations. Non par la violence ni la pression économique, mais par le droit.

Malheureusement, comme le dit François Kersaudy, dont la photo démontre qu’on peut être un remarquable historien, avoir une plume de qualité, tout en portant des vestes mal assorties à ses cravates :

« Chaque génération voit l’histoire à travers le miroir déformant de ses dogmes éphémères, qu’elle prend pour des vérités éternelles. »

Tout cela n’était en fait qu’un biais civilisationnel.

Nous n’avons pas voulu voir que ce qui faisait la puissance de notre système n’était pas la beauté de ses valeurs, son respect pour la justice et le droit, mais bel et bien la force de dissuasion de l’armée américaine.

Essentiellement parce que l’Amérique trouvait son intérêt dans cette juridiction du monde. Elle lui permettait de répandre sa vision économique sur toute la planète ainsi que ses valeurs culturelles, et de déstabiliser, ainsi, son rival d’alors, l’URSS. Un rival qu’elle vainquit sans jamais l’affronter directement. L’Occident s’étant imposé par une guerre économique soutenue par l’alliance entre son industrie capitaliste et son régime démocratique. Un régime démocratique qui n’avait pas encore oublié que le monde était dangereux et qu’il fallait rester puissant pour être respecté.

Aujourd’hui, parce qu’elle se sent menacée dans son leadership par la Chine, puissance industrielle et technologique redoutable, l’Amérique a décidé de ne plus s’encombrer d’un système et de valeurs qu’elle juge responsables de sa perte de vitesse.

Ayant renoncé à toute politique de puissance depuis des décennies, au nom de belles valeurs humanistes et de leur traduction en une multitude de petites normes administratives tatillonnes, voilà l’Europe mise sur la touche par les grands de ce monde. Jadis première puissance du monde, elle n’a même reçu la plus petite marque d’égard ou de respect au moment de régler un conflit armé qui a lieu sur son propre sol. Elle a été volontairement humiliée, parce qu’elle s’est laissé démunir. De ses forces armées et de son industrie.

Voici venue la fin d’une époque, notre époque, et le début d’une ère nouvelle.

Alors, va-t-on se réveiller ? Ou juste nous laisser glisser vers l’inéluctable ?

À nous de décider.